LA MÉSAVENTURE DE MONSIEUR DE MALEDEN

L’affaire se déroule à Bordeaux un jour de mai 1742, mais elle touche un propriétaire du Médoc, Monsieur de Maleden. C’est l’occasion de parler d’un domaine très méconnu : l’ancienne maison noble du Galan, à Saint-Laurent. Alors que notre association clôture son cycle de visites-conférences 2016 consacré aux officiers de la garde-côte, l’occasion est belle de mentionner cette demeure : car c’est dans sa chapelle privée qu’eut lieu, le 28 décembre 1757, le mariage du commandant des batteries du Médoc avec l’une des protagonistes de cette histoire.

Représentation du domaine du Galan au XIXe siècle

Représentation du domaine du Galan au XIXe siècle

La maison noble du Galan

La maison du Galan, à laquelle est annexé le fief de Bardouillan et dont les terres s’étendent sur les deux paroisses de Saint-Laurent et de Sainte-Gemme[1], se situe au sud-est de la commune de Saint-Laurent. Sur la carte, elle est toute proche du village de Donissan, qui appartient à Listrac, mais les deux endroits ne sont reliés que par de petites routes secondaires. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, cette maison noble appartient au trésorier de France François Vivey, une famille que nous avons déjà évoquée dans notre article consacré aux membres du parlement de Bordeaux, et lors de la visite-conférence du 26 mars au Fort-Médoc puisqu’elle est alliée à la dynastie des Bergeron[2]. Elle est vassale du château de Lamarque, ce qui justifie que Vivey, en 1660, rende l’hommage au second duc d’Epernon. On sait comment s’effrita la succession de ce dernier[3] : quelques années après avoir acquis la baronnie de Lamarque, Jean Pierre d’Abadie, président aux enquêtes du parlement, et dont la mère était une Vivey, met également la main sur le Galan (1697).

 

[1] Le territoire de la paroisse de Sainte-Gemme, annexe de celle de Saint-Symphorien de Cussac, occupait le nord du territoire de l’actuelle commune de Cussac-Fort-Médoc, à sa jonction avec la commune de Saint-Julien-Beychevelle.

[2] Voir sur le site l’article Le Tableau des chambres du parlement de Bordeaux à la rentrée 1705 et le compte-rendu de la conférence La Splendeur des Bergeron.

[3] Cf. sur le site le compte-rendu de la conférence présentée le 30 mai 2015 au château Loudenne dans le cadre du cycle de visites-conférences d’A2PL « Portraits de châtelaines entre lande et estuaire ».

La succession du président d’Abadie, mort en 1717, échoit à ses neveux. L’aîné est Etienne François de Brassier : peu après la mort de son oncle, en 1718, il fait à son tour son entrée au parlement, avant d’épouser Delphine de Monferrant, fille du grand sénéchal de Guyenne. Le cadet, Joseph de Brassier, est appelé Monsieur de Labatut : il est lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie. Les deux frères s’entendent assez vite sur le partage de l’héritage, et l’accord est scellé le 1er février 1720 : Etienne François prend Beychevelle, dont les droits s’étendent sur quatre paroisses, ainsi que la maison du Chapeau Rouge, à Bordeaux ; quant à Joseph, il recueille la seigneurie de Lamarque « avec le château et toutes dépendances d’icelui », la terre de Poujeaux, dans la paroisse de Moulis, celle de Sainte-Gemme, et enfin, « la maison appelée du Galan avec la métairie et possessions en dépendantes ». La frontière entre leurs possessions sera désormais formée par « l’ancienne jalle et ruisseau de Saussac qui descend depuis le lieu de Benon jusqu’à la rivière », c’est-à-dire l’estuaire de la Gironde : ce cours d’eau alimente à Saint-Laurent le moulin de Saussac, se dirige ensuite vers le lieu appelé le Port Bouey et passe devant le château de Lanessan. Mais cette division n’aura qu’un temps : Etienne François succède bientôt à son frère et réunifie l’empire d’Abadie. C’est donc lui, en 1730, qui cède finalement le Galan à Monsieur de Maleden.

L’église baroque Saint-Dominique, devenue Notre-Dame, existait déjà lorsque les Maleden habitaient rue Mautrec, puisqu’elle fut achevée en 1707 : il ne s’agissait pas d’une église paroissiale, mais de l’église du couvent des Jacobins.

L’église baroque Saint-Dominique, devenue Notre-Dame, existait déjà lorsque les Maleden habitaient rue Mautrec, puisqu’elle fut achevée en 1707 : il ne s’agissait pas d’une église paroissiale, mais de l’église du couvent des Jacobins.

Il est donc temps de présenter le héros, bien involontaire, de l’affaire : Martial Etienne Ignace de Maleden (1691-1773), qui demeure à Bordeaux dans la rue Mautrec, sur le territoire de l’ancienne paroisse urbaine Notre-Dame-de-Puypaulin. Il occupe depuis de longues années l’une des maisons que possède dans cette rue l’ordre des Frères Prêcheurs, c’est-à-dire les Dominicains alias Jacobins, dont le vaste couvent occupe alors un quadrilatère inclus dans le fameux « Triangle Bordelais », bien avant l’aménagement de la place des Grands Hommes et le percement des rues en étoile qui la desservent. Maleden a épousé en 1724 Marie Dejehan, dont le père, puis le frère, exercent la charge de procureur syndic de la ville de Bordeaux, et dont la mère était une demoiselle Geoffret : encore une famille propriétaire en Médoc, que l’on observe à Castelnau et à Saint-Estèphe. Elle lui a donné cinq fils (trois survivront) et une seule fille, Rose, l’aînée, âgée de 17 ans au moment des faits.

Les Maleden ne sont pas originaires de la Guyenne, mais du Limousin, où ils possèdent entre autres la seigneurie de Veyrinas, que Martial a reçue à l’occasion de son mariage. Son père, François de Maleden (1653-1724), est trésorier de France non pas à Bordeaux mais au bureau des finances de Poitiers. Plusieurs membres de sa famille sont officiers de cavalerie, et l’un de ses oncles, Dom Jean de Maleden, est à Paris prieur du collège de Grandmont et procureur général du même ordre. Ils portent d’azur à trois léopards d’or l’un sur l’autre. Comme on le voit, la maison du Galan n’est pas tombée entre n’importe quelles mains. Notons qu’une parente, Marie de Maleden, est la veuve de Jean de Villebois, officier de la Monnaie de Bordeaux : cette famille est également propriétaire en Médoc, à Lamarque, de l’un des bourdieux qui concoururent à la formation du château du Rétou.

Le thème du précepteur et de son élève, rendu célèbre par le rôle de Bossuet auprès du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, a souvent été représenté aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme ici dans cette œuvre de Nicolas de Largillière datée de 1656 (original conservé à la National Gallery of Art, Washington, Etats-Unis)

Le thème du précepteur et de son élève, rendu célèbre par le rôle de Bossuet auprès du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, a souvent été représenté aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme ici dans cette œuvre de Nicolas de Largillière datée de 1656 (original conservé à la National Gallery of Art, Washington, Etats-Unis)

Une querelle dans l’escalier

Le dimanche 27 mai 1742 à 2 heures de l’après-midi, le seigneur du Galan est au chevet de son épouse, « malade d’une fluxion de poitrine ». Soudain, son laquais, un jeune homme de 20 ans que l’on surnomme Saintonge, tout récemment entré à son service, vient lui annoncer la visite d’un prêtre. Intrigué, Monsieur de Maleden abandonne un instant sa femme. Quelle n’est pas sa surprise de trouver, en haut de l’escalier, le sieur Connor, qui a de surcroît la témérité de se présenter « sans perruque ni chapeau », ce qui traduit un manque évident de courtoisie. Il s’agit d’un prêtre irlandais qu’il a employé au début de l’année, pendant quelques semaines, en qualité de précepteur de ses enfants, et dont les services ne l’ont visiblement pas satisfait puisqu’il l’a rapidement congédié à la date du 20 mars. Il n’a d’ailleurs pas le temps de s’enquérir du motif de la visite. Connor, sur un ton très exalté, est là pour une question précise : il vient réclamer une chemise « que la savonneuse lui avait écarté » (= dérobé) du temps où il logeait dans la maison, et exige qu’elle lui soit restituée par la fille du maître. Maleden lui rétorque avec humeur que Rose n’est pas chargée de son linge, et que de plus, pour formuler une pareille demande, « il prenait mal son quart d’heure » (= il choisissait mal son moment), attendu la maladie de sa femme : qu’il s’adresse à la blanchisseuse, ou qu’il aille se plaindre à un magistrat si réellement il a été volé.

Mais Connor, dont les griefs ne se limitent pas à cette question, refuse d’entendre raison et tente alors de forcer le passage : il saisit son ancien employeur par son habit « pour se faire faire place », moyennant quoi Maleden appelle ses domestiques à la rescousse. Cette réaction surexcite le prêtre, qui lui serre la gorge « avec beaucoup d’emportement et de fureur » : toute la maisonnée surgit aux cris de la victime, pour tenter de le dégager et de repousser l’agresseur au bas de l’escalier. Entendant hurler à l’assassin, Madame de Maleden s’extirpe de son lit et se précipite, en chemise, sur le théâtre des opérations, où dix à douze personnes se sont mêlées à la bagarre : elle n’a que le temps de descendre les marches et de se pendre à son tour à l’habit de son époux avant de tomber en syncope, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion. Voilà ses gens occupés à la remonter « toute évanouie dans son lit », pendant que d’autres parviennent à expulser Connor, refoulé sans ménagement dans la rue et derrière lequel on verrouille la porte afin de s’en débarrasser définitivement.

Le lendemain 28 mai, Maleden, furieux de l’incident, dépose plainte par le ministère de Dubrey, son procureur, auprès du lieutenant criminel en Guyenne, Monsieur de Pénicaud[1], « attendu la gravité du cas » (ce type d’affaire, compte tenu des violences physiques, est en effet une cause criminelle, et non civile). Les témoins sont aussitôt convoqués et interrogés, dès le mardi 29, à commencer par le plus proche voisin des Maleden, un bourgeois au nom moliéresque : Pincemaille de l’Estang[2]. Monsieur Pincemaille était à table quand soudain, « il ouït du bruit dans le quartier ». Il a aussitôt accouru, et déclare avoir trouvé accusé et plaignant « qui se tenaient l’un à l’autre », les avoir séparés et poussé l’agresseur au dehors. Mais il avoue que dans sa hâte de congédier l’intrus, il n’a pas pris le temps de regarder son visage et serait incapable de le reconnaître ! On se rabat sur d’autres voisins plus observateurs, et notamment les Crozilhac frère et sœur[3], qui, en avance sur l’horaire de Pincemaille, sortaient de table et ont été les premiers chez les Maleden, découvrant la scène : ils surgissent au moment où le maître des lieux s’apprête à décocher un superbe crochet du droit à Connor qui le tient au collet. Gérard Crozilhac a couru un peu moins vite que sa sœur, mais en revanche, il assiste à l’arrivée et à l’évanouissement de Madame de Maleden : c’est même lui qui aide à la soulever et reconduire dans son lit.

[1] Jean Emmanuel de Pénicaud (1683-1758), lieutenant criminel en Guyenne, appartient à une vaste famille de magistrats, dont une branche, en Sud-Médoc, est propriétaire de la maison noble du Raux, à Cussac.

[2] Louis François Pincemaille († 1788), qui a épousé Marie Jeanne Liquart et demeure rue Mautrec dans la maison de sa tante, Mademoiselle de Jouvenel : cette famille est connue en Médoc, puisqu’elle est propriétaire à Arcins.

[3] Ce sont les enfants de Pierre Crozilhac, ancien secrétaire de la Chambre de Commerce, mort rue Mautrec quelques mois auparavant. 

La déposition de Saintonge, le laquais (dont le véritable nom est Michel André), fournit de nouveaux éclaircissements. Il expose aux enquêteurs qu’en un premier temps, Connor a demandé à parler au nouveau précepteur de la maison, son remplaçant (qui est d’ailleurs un autre prêtre irlandais), avec lequel il est resté environ 1 heure avant d’exiger de voir le maître de maison. Les choses se sont mal engagées, le laquais interdisant au prêtre de gravir l’escalier, l’autre s’obstinant à accéder aux appartements privés. Saintonge livre le récit circonstancié de l’affaire, et, en valet fidèle, atteste que Connor a purement et simplement cherché à étrangler son maître. Ultime témoin : le portier des Jacobins, Antoine Dupuy. Il se trouvait, comme de juste, à la porte du couvent, quand il a assisté à la sortie brutale de l’ecclésiastique. Celui-ci, déclare-t-il, a pris le peuple à témoin qu’il avait été battu, s’exclamant avec mépris : « C’est le fruit d’avoir servi des manants ! ». Résultat : à l’inculpation d’avoir voulu « l’excéder » (on entend au 18e siècle par « excès » les coups et blessures), Monsieur de Maleden estime que l’on doit ajouter au compte de l’accusé l’insulte publique…

On s’étonnera peut-être de ne pas voir figurer au nombre des témoins le confrère de Connor, le nouveau précepteur, qui faisait partie des personnes présentes et appelait à la rescousse pour séparer les combattants. C’est pour une raison simple : la plainte émane des Maleden, et ceux-ci n’ont évidemment produit que des témoins à charge. A ce stade, il n’y a pas de contre-enquête, puisque l’étape de procédure suivante est de se saisir de l’accusé en espérant qu’il reconnaisse ses torts. Connor connaissait sans doute intimement son compatriote, membre de la même communauté, et peut-être est-ce à l’issue de leur longue conversation qu’il s’est mis en tête de faire appeler son ancien maître. Quoiqu’il en soit, son coup d’éclat a mis le quartier en effervescence.

Portrait de Louis Urbain Aubert, marquis de Tourny, intendant de la province de Guyenne, témoin au mariage de Mademoiselle de Maleden en 1757

Portrait de Louis Urbain Aubert, marquis de Tourny, intendant de la province de Guyenne, témoin au mariage de Mademoiselle de Maleden en 1757

Pourquoi un Irlandais ?

L’issue de cette modeste affaire, qui illustre certains aspects cocasses de la vie quotidienne dans les rues et les hôtels particuliers de Bordeaux, ne nous est pas spécialement connue. Mais soyons rassurés sur le sort de Madame de Maleden : elle se remit de sa fluxion de poitrine et de sa frayeur, puisqu’elle ne mourut qu’en 1767 dans sa nouvelle demeure, située rue des Feuillants. Leur fille Rose épousera dans la chapelle domestique du Galan, en 1757, Côme Henri Letellier, commandant des batteries sur les côtes du Médoc et inspecteur des ports de Bordeaux : l’intendant Tourny sera présent à la signature de leur contrat. La lignée masculine ne s’étant pas perpétuée, c’est leur fille, Mademoiselle Letellier, qui en hérite en 1785. C’est à Saint-Laurent qu’elle épouse Louis Duroy de Suduiraut : le domaine resta dans la famille de Suduiraut tout au long du XIXe siècle.

Cet incident qu’il est plaisant de rapporter a surtout pour vertu d’humaniser les personnages qui ne restent, à défaut, que des noms alignés sur des documents. Ces anecdotes contribuent à des sujets d’études plus larges et sérieux. Ainsi, l’affaire présente met en lumière un fait intéressant : la condition des prêtres irlandais, qui affluent depuis les évènements de la Glorieuse Révolution d’Angleterre, et sont chassés de leur île par l’effroyable misère qui y règne. Souvent dénués de tout, ils sont réduits à la nécessité de se procurer des emplois subalternes. Bientôt, ils formeront une manne pour l’archevêché de Bordeaux, qui puisera dans leurs rangs pour la desserte des paroisses de la lande, dont personne ne veut dans un clergé bordelais issu des meilleures familles et soucieux d’acquérir de belles places. C’est un aspect encore relativement peu étudié, mais dont nous trouvons des traces palpables : Le Porge eut ainsi pour curé, pendant de nombreuses années, Edmond Danahy, et Lacanau, à l’époque de la réédification de son église[1], est desservie par Patrice Shanussy. Animés d’une foi authentique, ils se contentent de peu et acceptent les sacerdoces les plus pénibles. Il n’y a rien de commun entre leur itinéraire et les carrières effectuées dans les cures d’un bon rapport, et puisque nous évoquons la paroisse de Saint-Laurent, le cas est flagrant : elle est si profitable que ses titulaires s’y installent durablement, souvent jusqu’à leur décès. Ils sont pris dans les rangs de la noblesse ou de la bourgeoisie de Bordeaux : cas de Pierre de Guérin (curé de 1669 à 1724, c’est-à-dire pendant 55 ans !), ou encore de l’abbé Copmartin, nommé en 1766, qui est le frère du subdélégué de l’intendance (ce que l’on assimile grosso modo au rôle du sous-préfet après 1800). On mesure donc les fossés qui se creusent au sein du clergé à l’échelle du diocèse. Nous ignorons d’ailleurs quel fut le sort de l’abbé Connor, mais l’affaire Maleden ne pouvait que lui porter tort.

Quant à la chemise du prêtre, elle reste introuvable !

[1] Voir sur le site le compte-rendu de la conférence Saint-Vincent, l’église des Marais, organisée le 28 novembre 2015 à l’occasion du 250e anniversaire de l’édifice livré en 1765.